Les boucles d’Isabel
Fondées sur la répétition hypnotique, projetées à la Cinémathèque, à l’ABC et au Musée des Abattoirs-FRAC Occitanie, les trois vidéos programmées de l’artiste franco-espagnole Isabel Pérez del Pulgar entraînent dans la forêt de leurs songes.
Forêt à proprement parler avec la vision de Durmientes (Le Battement de la forêt) puisque les pas d’un enfant entraînent, dans la forêt bretonne, celtique donc, de Huelgoat, où il s’amuse à sauter ou à glisser de roche en roche. Avec lui, s’éveille une nature irréelle : les rochers s'y déforment, s’animent, se colorent, comme s’ils cherchaient à inciter à les douer de paroles, comme s’ils invitaient à un colloque muet. Ainsi s’instaure un rapport renouvelé avec la nature.
Lo salvage domesticado/ Le sauvage apprivoisé témoigne également de cet entremêlement du ludique et du féerique. Un être y paraît, narquois et facétieux, avec son masque de tigresse : il fait face, se blottissant dans un arbre et incite à passer à sa suite dans une exploration à la beauté toute stalkérienne que portent les emprunts en coda, du Requiem de Mozart. L’écran, cartographié, spatialement divisé en carrés par de simples tracés s’ouvre sur un champ dont le centre est bientôt occupé par un écran carré où un œil adressé fixe avant un cheval blanc puis la forêt où s’approche, malicieuse, la femme masquée. Des sons stridents et continus entrecoupés de bruits d’oiseaux, d’un meuglement annonçant le dromadaire tournoyant cèdent progressivement au Requiem mozartien. Une figure aux yeux recouverts, naïade plus moderniste, joue désormais avec un coquillage antédiluvien. De l’énigme des images naît la redécouverte du monde dans sa richesse subliminaire, subliminal, joyeuse.
La troisième en boucle à la Cinémathèque parmi les vidéos consacrées aux Sorcières, Comedia Bufa Espacios metaforicos, dite en sous-titre : "comédie burlesque", invite à rejoindre une maîtresse de cérémonie qui nargue depuis sa position de dominatrice, élégamment vêtue d’un inattendu smoking noir, au centre d’une pièce aux murs blancs, comme ceux d’un théâtre, rendus étranges par la vibration blanche de la lumière qui les cerne. Assise sur un grand fauteuil majestueux, les pieds placés sur un petit siège, tenant une grande canne de dandy, elle pose l’énigme de son visage recouvert d’un masque au long nez, semblable à ceux du carnaval de Venise ou de l'iconographie médiévale de la peste. Les coups de dés qu’elle lance impassible scande la cérémonie qu'elle porte seule. Les dés en sont jetés, des visions sont convoquées : celle d’abord d’un mur de portraits anciens de petites filles sages projetées sur les murs de la pièce, multipliés, celle de chevaux blancs, bientôt vus en négatif, enfin celle de deux jeunes femmes aux têtes recouvertes d’un sac-cagoule qui les anonymise et de collants qui, tout en les sexualisant plus encore, en font les officiantes prisonnières de cette curieuse cérémonie. Enfermées dans des cercles de craie tracés au sol, l’une agenouillée, l’autre debout, elles sont prises dans une chorégraphie torturée par laquelle elles cherchent à se défaire de ce qui les a empêtrées. Les altérations de la pellicule, la soudaine disparition de la maîtresse de cérémonie rendent plus inquiétante, l'atmosphère alourdie encore par les crissements et les battements de la bande-son. De quelle métaphore libératrice la boucle est-elle porteuse, sinon de ces espaces dont la femme doit se libérer ? C’est du moins la suggestion de la vidéaste lorsqu’à la vision d’un corps nu de femme attachée au fardeau de la chaise que l’on a enchaînée dans son dos, se substitue dans la mémoire du regardeur celle de l’éparpillement de la craie enfin épandue au sol, se délivrant ainsi du cercle où, précédemment, les deux jeunes femmes étaient retenues. La pellicule, striée de chiffres, de rayures, de griffures donne à nouveau rendez-vous avec la maîtresse de cérémonie, dans sa solitude portée par le crissement de la musique, ses battements réguliers, les flashes intermittents de la lumière pour se clore sur la vision énigmatique des deux chevaux qui lentement gagnent le noir du générique : hypnotique vision hallucinante d’un vidéo interrogeant les rôles assignées aux femmes, de celui de la fillette sage au cou penché à celui de l’objet de quelque scénario « sexuel » qui l’esclavagise. Ainsi Comedia Bufa interroge en évitant les pièges d’un inutile moralisme.
Didier Samson
« Partout ce sont des machines : des machines de machines avec leurs couplages, leurs connexions. Une machine-organe est branchée sur une machine-source : l’une émet un flux que l’autre coupe. »,
Deleuze et Guattari, L’Anti-Œdipe.
Que la vie la plus élémentaire, animale, soit soumise à un ordre inéluctable, le premier plan du film l’exprime avec une beauté fascinante, éprouvante : une horde de flamants s’ébroue, ils plongent leur long cou dans les profondeurs d’un étang pour chercher leur pitance, les redressant ensuite avant d’à nouveau replonger leur tête vers la surface aquatique. Derrière la beauté de ce plan se dissimule, pour qui sait, veut voir, cet instinct, cette obligation qui les conduit à répéter leurs gestes en une bande incessante, en un mouvement sans cesse repris. Derrière la beauté des plans et du montage et leur surexposition, se lit le caractère inexorable, infrangible de ces processus dont elle accuse le caractère « totalitaire » voire panoptique, dès lors qu’un regardeur leur est confronté. De ce dernier opus d’Isabel Pérez del Pulgar, découvert d’abord en projection à la Cinémathèque de Toulouse, puis en tant qu’installation à l’Ancien Réservoir de Guilheméry, le titre est suffisamment explicite pour dévoiler les interrogations répétées de l’artiste face au contrôle qu’exercent sur l’humain et la vie, les mécanismes qui les régissent. Ce que l’on nomme instinct, instinct grégaire chez les flamants, n’a pour équivalent en beauté que les superpositions, les déplacements de plans, les effets de miroirs de ce montage assuré. « Car le beau n’est que le commencement du terrible », écrivait Rilke. Et c’est bien la part dévolue à l’humain que suggère le terrible plan en plongée de cet homme esseulé, écrasé sur un plongeoir, protégé anonymement de son seul bonnet de bain, enserré dans un quadrilatère quasi carcéral, écrasé par le dispositif qui l’enferme et le contraint à une prostration d’être soumis à des lois qui le dépassent, à des mécanismes de contrôle et de surveillance qui lui dénient toute liberté. Au-dessus de lui ou sur lui, figurent les formes triomphantes des lois qui le régulent et l’observent : règne inextricable d’un dispositif mécanique, électrique dont les électrodes suivent les courbes parfaites de leur cycle : en boucle, des électrodes s’approchent de leurs pôles, s’arrêtent à quelque infime distance d’eux pour repartir en sens contraire. Ailleurs, des diagrammes se superposent à la vision répétée d’un plan de tempête marine : ainsi, des organes de visée, de contrôle, se superposent-ils à l’image de la vie la plus tumultueuse. À la froide rigueur qui structure cette organisation des plans avec lesquels l’artiste compose sa partition – en fait, elle répète, superpose, déplace en miroir, une palette de plans – répond l’imperturbable et sourde composition musicale empruntée à Lynceus de Méryll Ampe de son disque Women in Experimental, long plan-séquence d’une matière sonore froide et éraillée faisant s’éprouver la densité de sa matière sonore. Cercles, quadrilatères, diagrammes, écrans s’adjoignent aux flamants, à la vision d’un être humain esseulé, seul sur un plongeoir, prisonnier d’un dispositif géométriquement rigoureux, proche d’un système en croix. Avec cette démultiplication des écrans et des vues, de leurs translations, Isabel Pérez del Pulgar inscrit au cœur de la vie, les effets fascinants et effrayants des « systèmes » qui la régissent, la prennent dans leurs viseurs, la surdéterminent. Comme elle le commente : « La machine est un système de systèmes. Et le système est un module ordonné d’éléments. Tous ces éléments constituent un corps, une machine qui fonctionne dans la mesure où il y a intégration et coordination entre tous les systèmes ordonnés qui la composent. Pour cette coordination, il est nécessaire que chaque élément qui compose le système accepte son rôle au sein des engrenages qui font bouger la machinerie. Contrôle, soumission, acceptation. Chaque élément observe et est observé. Symptômes d’une machinerie panoptique, qui crée et entretient une relation de pouvoir sans rapport avec l’élément qui l’exerce ». Le ballet systémique qu’est son film confronte à cette vision singulière, belle et terrifiante tout à la fois, inexorablement recommencée et perpétuée comme ballet de flamants sous la lune, tension entre le vivant et sa riche structure « mécanique », tension entre la rigueur du montage et la beauté formelle des plans, entre rigueur mathématique et liberté formelle de l’assemblage, de l’engrenage. Et froidement, sourdement s’énonce ainsi, sans doute, un appel à ne pas se résoudre à l’inacceptable de la servitude volontaire.
Didier Samson
Le mot « androïde » assemble ἀνδρός / andrós l’homme et εἶδος / eîdos la forme soit aussi l’idée par opposition à la matière, afin de distinguer de l’homme, cette création à laquelle on donne la forme humaine ; désormais l’avancée technologique produit des androïdes équipés de mécanismes robotiques sous des êtres d’apparence humaine. Cela nourrit le champ du possible artistique d’Isabel Perez del Pulgar qui attribue la capacité du rêve à cette créature et dès lors, le sommeil paradoxal durant lequel le cerveau crée ce rêve, les yeux alors en mouvements oculaires rapides attestant qu’il le fait en images. Il rendosse le costume de La Salvaje domestica et de sa Comedia bufa espacios métaforicos, adopte l'œil en mouvement et les figures géométriques se superposant au champ des actions de l’hybride. La logique du cercle suit les déplacements du cœur au sens matériel, interne et externe au corps, dans cette attestation de l’impossible dissociation. Ovoïdal, il bat, qu’il soit posé sur le tapis élimé près de la femme-androïde aux traits d’Isabel qui y engage son corps, qu’elle le cherche dans sa poitrine sans geste cruel, ni sang – le film préfère le noir et blanc – mais en réaction à un mal au cœur, sans cause exprimée, il peut signifier le refus du corps d’une telle transplantation ou le poids de ce que le cœur subit au quotidien. Il bat qu’elle le tienne ou le dépose. Il reste sa trace en fin de ses diverses transplantations près de deux autres objets-organes tirés de son corps, et qu’elle porte d’abord en bijou de poitrine métal, rond de machine à écraser les légumes et tige recourbée ressemblant à l’appendice nasal du masque de la Bufa. Des traces d’histoire de la femme-androïde, sans mots dits. La seule trace écrite est celle du binaire, du programme censé avoir présidé à la « naissance de l’androïde », en superposition, en déroulé, il rappelle la source informatique comme le fait le scan subreptice traversant rapidement le champ.
Le cercle, seul ou en duo, y reprend son ascendance qu’il entoure l’œil dont il duplique la rotondité, qu’il vague jusqu’au visage de la prêtresse-androïde ou l’enserre en entier ou qu’ils connotent l’espace en se mouvant simple trait fermé, qu’ils entourent des visages en situation de photographies d’identités, eux-mêmes tournant sur eux-mêmes. Elle s’arrache aussi l’œil non afin de ne pas voir l’impensable mais inversement afin de changer le regard puisque « il n’est pas suffisant de placer un matériau nouveau devant de vieux yeux » comme déjà, le recommandait Eisenstein et Le Chien Andalou, celui-ci par la métaphore du cruel rasoir traversant l’oeil. Lancinante dans l’aigu, la musique assemble ses tentatives, formant un monde à côté, un monde exclu du quotidien.
Ainsi cet androïde ayant subi les mêmes contraintes que l’homme parvient, quant à lui, à s’en défaire, du moins à mimer le désir de s’en évader et du moins en rêve.
Les vêtements abandonnés près des organes-outils en seraient l’assurance puisque l’être-humanoïde, l’homme-machine/ l’homme peu libre s’en dépouille.
Simone Dompeyre